Un monde d’huîtres

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Les deux frères lui racontèrent que les grossistes avaient toujours fait la pluie et le beau temps pour les petits ostréiculteurs. Les grosses cabanes du bassin de Marennes-Oléron cherchaient à diminuer les coûts en payant moins de main-d’œuvre et préféraient acheter les petites huîtres en écloserie. Elles étaient déjà une à une et modifiées pour qu’elles ne puissent pas se reproduire, donc elles restaient charnues toute l’année. Pour gagner du temps, ils allaient ensuite les élever en Bretagne ou en Normandie.
— Oui, ça je le sais, affirma-t-elle, là-bas, les eaux sont un peu plus fraîches donc les huîtres s’y reproduisent moins et il y a plus de plancton dans l’eau. Avec moins de filtres et plus de nourriture elles y grossissent en deux ans seulement, contre quatre chez nous.
— Et au niveau qualité, rien à dire, renchérit Rémi, mais ces énormes quantités produites à bas coût ont fait chuter les cours.
— Nous, ici, on n’était plus compétitifs. Le gros Séverin, comme tous les grossistes, a fait sa fortune comme ça. Il nous achetait les huîtres de taille moyenne cinquante centimes le kilo, poursuivit Luc, et si on ne lui vendait pas ce prix-là, il frappait à côté et il trouvait toujours à acheter tout ce qu’il voulait, au prix le plus bas possible. Les gars étaient coincés, ils n’arrivaient plus à vendre.
— Oui, ça aussi je le sais, compatit Mélina, la moitié des cabanes ont fait faillite en à peine dix ans. Mais pourquoi est-ce si important pour lui aujourd’hui d’acheter mes huîtres ? Je travaille seule, donc je n’aurai jamais un gros tonnage à vendre. Je ne compte pas dans le paysage ostréicole, je ne comprends pas.
— C’est là que tu te trompes ! Maintenant, ils ont tous besoin de nous. La machine s’est inversée. Ce sont eux qui ont le couteau sous la gorge. Des huîtres, ils en veulent tous, ils en manquent, ils perdent les marchés qu’ils ne peuvent pas fournir et pour te dire, aujourd’hui, le kilo est monté à plus de quatre euros. De mémoire d’ostréiculteur, c’est un record.
Les deux frères lui expliquèrent que le virus qui sévissait sur toutes les côtes françaises depuis plus de quatre ans faisait des ravages sur les petites huîtres de moins d’un an chaque été car il avait besoin d’une eau de mer chaude pour proliférer.
— Il y a des cabanes qui déclarent des pertes dépassant les quatre-vingt-dix pour cent. Nous ici ça n’a jamais été au-delà de vingt-cinq pour cent et c’est déjà beaucoup, affirma Rémi.
Et Luc poursuivit :
— Les gros ostréiculteurs hésitent à acheter en écloserie, c’est normal : acheter pour en voir crever plus de la moitié avant la fin de la première année… C’est clair, ce n’est plus rentable. Beaucoup sont en grande difficulté.

Extrait du roman “Femme de Coquille” par Evelyne Néron Morgat (Ré-édition format poche : mai 2020.)